Les talons claquaient sur le parquet craquelant de la masure des Stonewall. Une maison rendue fragile par les éruptions solaires, aux murs rongés par la poussière et la chaleur. Ils étaient dans la zone dont l'accès était contrôlé. Pas de monstres dans les parages. Ils se décomposaient un peu plus loin, ceux-là. Sarah serrait son fils contre sa poitrine. Le regard vagabond s'étant perdu, là-dehors. Elle serra les dents quand elle entendit les pas se rapprocher et ses couleurs s'évanouissèrent quand un homme en blouse blanche, le visage déformé par un sourire écœurant sur les lèvres, entra finalement dans la cuisine. Ses chaussures vernies à talonnettes, ses cheveux gris gominés, ses yeux aussi noir que son cœur, flamboyant derrière des lunettes à monture fine : tout ça semblait si irréel. La mère de famille sentit son cœur chavirer, s'écraser contre ses côtes quand elle vit enfin le badge en verre du personnage. Dr. Darlington, WCKD. Elle balaya une larme brûlante de sa joue, força un sourire et contempla une dernière fois le doux visage de son fils, un peu perdu, un peu troublé. Une femme fit alors son apparition à son tour, celle-ci affichait sur sa bouche un sourire encore moins affable que celui de son collègue, mais elle ne fut ni abrupte, ni amère lorsqu'elle prit le petit par la main pour l'emmener loin de sa mère. Your cooperation is invaluable. WICKED and the whole world as well thank you a lot. Il brisa le silence. Promise he'll be safe. répliqua-t-elle entre deux sanglots. The mission of WICKED is to serve and preserve humanity, no matter the cost. Elle perdit pied, s'effondra. Elle avait tout perdu. Son époux, son premier fils, tous les deux emportés par la maladie. Il ne lui restait plus rien, maintenant que son dernier enfant lui était arraché. Le docteur lui tourna le dos, indifférent à sa peine, et avant de disparaître il lui laissa ces trois mots, lâchés avec automatisme (de toute évidence, son discours était appris par cœur). WICKED is good.

Where are we going ? Louis réussit enfin à libérer quelques mots. Il était si petit. Il avait huit ans et un millier d'étoiles dans les yeux. Il comprenait qu'il ne reviendrait pas de sitôt chez lui. Il comprenait qu'il ne reverrait pas sa mère le lendemain ou le surlendemain, et longtemps encore après. Il paraissait si serein. Peut-être avait-il déjà vu des choses plus horribles. Peut-être que les cris, la nuit, ne lui faisaient plus peur et que dire adieu à un proche était devenu quelque chose de banal. Quelque chose qui ne l'affectait plus. La jeune femme, les cheveux roux tirés en un chignon parfait, lui adressa un rapide coup d’œil. You'll find out soon enough. And you'll probably meet a few friends. Louis posa un dernier regard sur la baraque ébranlée, les vestiges de toute une vie. Why are we going ? Un grand sourire, torve, illumina alors le visage de la scientifique. You are a peculiar child. That's why.
Le complexe du WICKED n'avait rien de bien accueillant, contrairement à tout ce qu'ils lui avaient promis. Ils lui avaient dit qu'il aurait droit à un refuge. Ils lui avaient dit qu'il y rencontrerait des amis. Lou n'a rien trouvé d'autre que des enfants tourmentés, qui ont connu la mort, qui l'ont probablement faite face. Il n'y a vu que des visages creusés, des scientifiques frigides et des ordinateurs ultra-performants. Des ampoules qui clignotent, des néons qui aveuglent et une épouvantable odeur de désinfectant qui traverse les vêtements. Voilà, tout ce qu'il y avait. Ils lui faisaient passer des tests, relever des défis pour une raison qu'il ignorait encore (un peu). Ce n'était pas un garçon stupide. Au contraire, c'était bien pour ça qu'on l'avait choisi. Il comprenait bien que dehors, le monde se gangrenait. Il comprenait bien qu'un virus détruisait à petit feu une grande partie de l'humanité. Tout ce qu'il ne comprenait pas, c'était en quoi il était différent. En quoi il méritait d'être là, dans ce qu'ils osaient parfois appeler "école". Ça allait faire bientôt huit ans, qu'il moisissait dans ces locaux aseptisés. La moitié de sa vie. Il avait déjà du mal à se rappeler le visage de sa mère et le nom de son père avait tout simplement disparu de sa mémoire. Aussi, à peine se souvenait-il qu'il avait eu un frère, autrefois. Ça arrangeait bien les membres du WICKED qui n'auraient pas beaucoup de mal à effacer ses autres souvenirs. Lou, il perdait petit à petit son identité, interagissant difficilement avec les autres enfants, ce qui n'aidait pas à la construire. C'était l'enfant étrange. Le garçon à part. Insensible, indifférent, intouchable, imperturbable. Il n'avait que seize ans et semblait déjà avoir trop vécu.

Et il y avait cette fille, à qui il offrait parfois un rictus (timide). Elle était aussi perdue que lui, dans cette histoire. Il croyait bien qu'il en tombait amoureux. L'amour. Ce sentiment bizarre qui lui rosissait les pommettes. Il s'exprimait en un visage rond, de jolies boucles et des lèvres pincées. Mais il s'évanouissait très vite, trop vite. Il avait à peine le temps d'admirer sa silhouette que celle-ci avait déjà disparu. Et il n'aura jamais connu son prénom. Et il n'aura jamais connu son parfum. Ça lui paraissait fou, d'être capable de ressentir de telles choses dans un monde comme celui-ci. Mais, au final, c'était tout à fait normal de vouloir s'attacher à quelqu'un, justement. C'était rien de plus qu'une pulsion humaine. Un truc auquel il ne pouvait résister. Ils ne s'étaient jamais recroisés, Louis était parti le premier. Elle l'a suivi, un peu après. Leurs tests avaient ravi les scientifiques. Ils étaient prêts, tous les deux. Jeunes, terriblement jeunes. Mais ils étaient prêts. Et ce jour-là, on effaça son nom du registre. Lou est mort. A seize ans, il est tombé (un peu amoureux, un peu dans l'oubli).

Il se réveille. Ça bat trop vite dans sa poitrine, il a l'impression que ça risque de sauter hors de sa cage thoracique. Ses poumons se remplissent trop vite d'air, il manque de s'étouffer, mais arrive à reprendre correctement son souffle en s'agrippant aux parois de la cage. Une boîte qui dans son ascension lui donne le vertige au point de lui faire perdre l'équilibre et de le clouer au sol. Il a peur. Il n'a jamais eu aussi peur de sa vie. Il s'en souviendrait. Il ne s'en souvient pas. Il ne se souvient plus de rien. Ses doigts se crispent, son front se barre. Il n'y voit pas grand-chose. Il ne fait qu'entendre ces grincements métalliques. L’ascenseur s'immobilise dans un fracas annonçant un silence roi. Il a ce nœud dans la gorge et ces images qui se bousculent dans sa tête. Des volets coulissants s'ouvrent au-dessus de celle-ci, ses yeux ont du mal à s'adapter à la lumière qui baigne à présent la cabine. Il n'y a que ce garçon. Il est seul. Il a presque aussi peur que lui. Il réussit à le rejoindre, là-haut, avec un peu de son aide. Il est plus fort, l'autre garçon, il parait plus vieux. Mais il ne peut pas se rappeler de son propre âge. Ou de ce à quoi il a l'air. Ils ne se sont pas échangés plus de mot, sur le coup. L'état de choc, peut-être. C'est allé si vite, et pourtant, ça a duré si longtemps. Archy. My name's Archy. It's okay if you don't remember yours yet. Le regard agité d'Archy trahit ses émotions surgissant toutes à la fois. I-I.. I'm Mickey. Sa voix le surprend tout autant que ce souvenir revenu soudainement. I didn't really think that someone else would come. C'est grand, ici, ça lui donne le tournis. B-but where are we ? Archy laisse échapper un rire nerveux. It's a long-ass story.