Tu es née un jour de printemps. Un jour où une légère brise emportait les pétales de fleurs sauvages qui bordaient votre petit jardin. C'était ce que ta mère t'avais dit. Tu te souviens avoir été une petite boule d'énergie, qui courrait d'un bout à l'autre de votre maisonnée modeste. C'est en tout cas ce que tes parents t'avaient dis lors des innombrables fois où votre album de famille corné avait été ouvert. Tu te souviens de ton entrée au collège. Tu avais toujours été sociable, toujours bien entourée. Des amis, tu en avais beaucoup. Aujourd'hui, certains sont morts. Ainsi va la vie, avait dit ta mère. On t'avais dit qu'ils étaient au ciel, là où ils ne pourraient plus souffrir. Tu ne comprenais pas encore l'état de ton monde, de votre monde. Tu te demandais juste si, quand ta vie à toi te quitterais, tu réussirais à retrouver tes parents dans cette multitude d'étoiles scintillantes.


Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Cette question passe en boucle dans ton esprit alors que le visage de ta mère hante tes pensées. Ils te l'ont prise. La braise l'a emportée. Tu n'as jamais cru que c'était possible, tu regardais le virus prendre la population petit à petit mais tu n'as jamais cru que cela t'arriverais à toi. A ta famille. Tu revois encore ce visage aux traits si harmonieux se pencher sur toi pour te murmurer des paroles réconfortantes se transformer en une expression de rage et de folie. Tu l'as regardée se transformer en monstre, et tu ne pouvais rien faire. Toute une vie réduite en poussière en l'espace de quelques instants. Elle était à un stade élevé et tu n'avais rien vu. Ton père non plus d'ailleurs. C'est lui qui avait dû lui planter un de vos couteaux de cuisine dans le cœur alors qu'elle se précipitait vers toi pour te tuer. Vous aviez retrouvé du Bliss dans sa veste. Elle en consommait régulièrement, vous avaient dit les experts, le trafic était courant ces temps-ci. Tu te souviendrais toujours de la figure de ton père, avachi dans votre vieux fauteuil, cette expression de désespoir alors qu'il t'avais aperçue sur le pas de la porte. Tu te souviendrais toujours de ces larmes qui coulaient à flots sur son visage marqué par le temps alors qu'il prenait dans ses bras la petite fille que tu étais. Il t'avais fallu du temps pour comprendre, et encore plus pour te reconstruire. Comment étais-tu sensée vivre sans cette présence qui t'étais si chère ? Tu vivais avec elle à Denver depuis si longtemps, tu semblais avoir perdu une partie de toi. Elle était ton origine, ta naissance. Celle qui t'avait donné ta vie ici, dans cette ville où elle avait trouvé la mort. Tu ne voulais pas le croire, pas l'admettre. Tu voulais espérer entendre le bruit étouffé de ses pas lorsqu'elle passait devant la porte de ta chambre, pour ne pas interrompre tes rêves. Tu voulais espérer qu'elle serait encore là à te serrer dans ses bras lorsque tu ferais un cauchemar. Tu ne voulais pas d'un monde sans elle. Puis tu le regarde. Lui, celui qui t'a élevée, qui t'a appris à être juste, à respecter les valeurs qui font de toi un être humain. Et tu te dis que tu dois être forte, pour lui, pour elle, pour vous. Tu te dis que ce n'est pas ce qu'elle voudrait pour vous. Cela ne t'empêche pas de te séparer des autres, de devenir solitaire. Ils ne comprennent pas. Leurs regards de pitié, de compassion t'effleurent sans te toucher. Certains voient, il voient ce qui pourraient leur arriver d'un jour ou l'autre. D'autres savent, parce qu'ils vivent la même chose. Mais malgré cela, tu te sens seule, horriblement seule. Séparée des autres par la mort, cette mort qui se fait de plus en plus présente, dans les cœurs, dans les esprits. Cette mort qui étreint ton monde, qui le brise petit à petit, sous tes yeux d'observatrice impuissante.